" Taisez-vous !!! Ici, c'est pas le rock'n roll !
Ici, si ça te plait pas, tu t'en vas ."
Léo Ferré en concert
Anarchiste et fonctionnaire, c'est possible, ça ?
Allons-y pour un petit paradoxe rigolo : l'auteur de cet article louant les vertus de l'anarchisme consacre l'essentiel de son temps à travailler au service de l'Etat. Or, l'anarchisme a pour ambition la suppression de ce même Etat. Ce qui rappelle un peu la situation du jardinier assis sur la branche qu'il est en train de scier. L'anar scie mais c'est un âne-archi ! (Rires polis)
Cette situation ne me complexe pas plus que ça. Et j'ai deux bonnes raisons de ne pas m'en soucier.
D'abord, je ne suis pas le seul à flotter dans cette ambiguïté. Nous sommes même une sacré armée à entretenir avec l'Etat ce rapport ambivalent chargé de haine et de désir d'indépendance. Il y a sans doute autant d'anars dans ou hors de l'Etat. On aime l'Etat de l'extérieur parce qu'il nous protège, on l'aime de l'intérieur parce qu'il nous nourrit mais dans tous les cas on lui en veut de nous être indispensable. L'Etat et le citoyen, c'est comme ces vieux couples qui ne peuvent plus vivre ensemble mais n'arrivent pas à se quitter. Ennemis étroitement unis, ils sont liés par un serment qui dit : " Ni avec toi, ni sans toi ".
Cette relation ressemble de très près à celle qui lie un père à son enfant. Mon gosse de trois ans, dont l'essentiel de l'énergie est actuellement consacré à essayer de se faire croire qu'il est plus fort que moi (c'est déjà le cas, mais par pitié, qu'on ne le lui dise pas !…) a décidé de m'appeler " fils ". Etre le père de son père, ça n'est pas une mauvaise idée quand on veut s'en détacher. L'idée est la suivante : Puisque l'existence même de mon père me prouve que ne suis qu'un enfant, et qu'il en sera ainsi tant qu'il sera vivant, si je veux éviter de m'en débarrasser physiquement, j'ai intérêt à tricher et à inverser les rôles. Mon père devient mon fils, et youpi, je ne suis plus un gosse !
Ce raisonnement peut vous paraître tordu, et je vous autorise à le relire autant de fois que nécessaire. Vous pouvez toujours appeler le centre SOS-psycho le plus proche de votre domicile : on vous confirmera peut-être que tout ceci ne tient pas debout, ce qui est très exactement votre avis sur la question. Mais cela m'est bien égal et ne m'empêchera pas de poursuivre ma démonstration.
Etre Calife à la place du Calife, tous les pourfendeurs d'autorités y ont pensé un jour. En clair et sans décodeur : si je ne supporte pas le pouvoir insolent de l'Etat, si son existence m'est intolérable mais s'il faut bien admettre que ce pouvoir-là est indéboulonnable alors autant que ce soit moi qui l'incarne. Je préfère ça, plutôt que de passer mon temps à critiquer un pouvoir qui m'échappe. Et rien ne m'empêche si " l'Etat c'est moi " (enfin, en partie…) de pratiquer une autocritique tout à fait salutaire. C'était la première justification à ma position paradoxale de fonctionnaire-anarchiste.
La deuxième raison est celle-ci : j'ai toujours pris l'anti-étatisme des anarchistes pour un moyen et non une fin. Car, me semble-t-il, c'est l'absence de pouvoir qui caractérise avant tout le discours anarchiste. Sans avoir lu les auteurs ni travaillé la théorie, l'anarchisme vu sous cet angle me plaît bien. Il me plait tellement que je suis désolé, (non, ulcéré, plutôt) de voir dans quel état l'Histoire nous lègue cette belle utopie. J'enrage de voir comment les terroristes et les libertaires qui se réclamaient de cette idéologie ont pu gâcher une si belle idée. Par leur faute, dans l'inconscient collectif, l'anarchisme est devenu synonyme de désordre, de violence, de bordel incontrôlé, incontrôlable, de pagaille totale, de cauchemar social. L'anarchisme se réduit à l'anarchie alors que, à l'origine, il propose une vision tout à fait séduisante de la société.
En effet, quand on voit à quels frileux appartiennent les culs serrés qui redoutent l'anarchisme, on ne peut s'empêcher de penser qu'il doit sûrement y avoir du bon dans cette idée-là. Soyons clair, j'aime d'abord l'anarchisme parce qu'il fait peur au bourgeois, ce qui est la motivation première de beaucoup d'anarchistes. Ca ne mène pas très loin, je suis d'accord, mais ça fait tellement plaisir. Et comme il se trouve que j'ai deux ou trois raisons plus sérieuses d'adhérer au discours anar, j'aurais bien tort de me gâcher le plaisir, non ?
La fin du pouvoir
Ce que j'aime avec l'anarchisme, c'est l'absence de pouvoir qui le définit. Le pouvoir, tout le monde sait ce que c'est, à part peut-être ceux qui ne l'ont jamais subi, ou pratiqué. Je précise donc à destination des martiens qui lisent ces lignes : le pouvoir est cette capacité à faire faire à d'autres ce qu'ils n'auraient jamais fait sans votre intervention. Le pouvoir peut s'exercer de multiples façons, par la contrainte légale, par la puissance physique, par le charisme ou par la coutume mais vous n'avez qu'à lire Max Weber si ça vous intéresse, en ce qui me concerne j'ai une démonstration sur le feu. Alors au feu les définitions !
J'aime l'absence de pouvoir, disais-je avant de me couper la parole, car je suis un pur produit de mon époque, et donc foncièrement individualiste. Je n'aime pas les chefs qui disent qu'ils sont les chefs, je n'aime pas qu'on vienne me dire ce que j'ai à faire, encore moins me le reprocher et je ne supporte la contrainte des autres que quand elle rentre dans un cadre auquel j'ai choisi moi-même d'adhérer. Je n'apprécie pas du tout que l'on vienne me reprocher ce que je suis, ce que je fais ou ce que je dis.
Avec un tel caractère, on se demanderait pourquoi je n'ai pas encore décidé d'émigrer au fin fond d'une grotte nichée dans une forêt touffue, à l'abri de ces " autres " qui m'emmerdent. Il se trouve, en réalité, que je garde de vieux restes de coq gaulois et que ceux-ci me permettent d'affronter avec aplomb (et avec passion) les autres discours que les miens, les autres actes que les miens et les autres tout court ! Mais à la loyale, arme contre arme, c'est à dire discours contre discours, actes contre actes et pas dans l'invective personnelle. L'insulte pour l'insulte c'est la mort des poètes. Quitte à se rentrer dans le lard, faisons-le avec élégance. Et en définitive, j'ose le dire de façon radicale : je n'oblige personne à m'aimer ! Sauf ceux à qui cela procure une satisfaction sincère et apaisante, dont il serait cruel de les priver... Ce sont tout de même eux qui me donnent les meilleures raisons d'apprécier la vie sociale.
Mais revenons à notre problème anarchiste après cet aparté nombrillistique. J'aime, disais-je, l'idée d'une société sans pouvoir. C'est-à-dire d'une société où personne, ni individu, ni institution, n'aurait à assurer ce qu'on appelle le contrôle social, autrement dit le rappel à l'ordre, à la règle, à la loi.
Et hop ! Nous voici mûrs pour un deuxième paradoxe. Car l'anarchisme, vu de cette façon, est le système politique qui permet de satisfaire le moins violemment possible les rêves les plus conservateurs des tenants de l'ordre public ! Il permet en effet à la société de tenir debout toute seule, par la seule intégrité des membres qui la constituent. C'est un rêve de vieux, certes, mais c'est le rêve d'une société civilisée. Une utopie, je vous l'accorde. Mais je veux exiger les choses les plus belles et les plus impossibles dans cette vie-là. Qui sait si l'on pourra seulement rêver après la mort ? Alors je m'invente ici et maintenant une possible société d'individus qui tiennent debout tous seuls par la seule force de leurs vertus.
"- Balivernes ! Il y aura toujours des délinquants ! D'ailleurs, nous sommes tous des délinquants : chacun d'entre nous commet chaque jour de menues infractions !" (voix grave et sentencieuse de la Raison, qui est rarement la voix des utopies…)
C'est un problème, en effet. La voix de la Raison a raison.
Emile Durkheim, père fondateur de la sociologie française , l'avait déjà montré il y a plus d'un siècle : le crime est un phénomène tellement courant, dans toutes les sociétés, qu'il peut être considéré comme universellement normal ! Même dans une société de saints, écrivait-il, tout écart à la norme deviendrait un acte criminel réprimé comme tel. La frontière de la normalité étant sans limite, on ne peut échapper aux criminels. Et cela pose donc un souci à l'apprenti anar que je suis. Que faire de cette déviance-là ?
Rassurez-vous (ou inquiétez-vous, c'est selon), j'ai une petite solution à proposer. Posons tout d'abord le postulat simple selon lequel chaque être humain a besoin de reconnaissance sociale. Reconnaissance de ses proches, de ses collègues, de la foule pour les plus ambitieux, ce n'est qu'une question de degré mais le principe reste le même. Tant pis si j'attribue aux hommes les caractères de mon propre nombril mais je crois que mégalo ou pas, l'être humain ne peut s'autosuffire, et doit trouver chez les autres une justification de sa propre existence.
Et alors ? Alors, si la reconnaissance sociale était conditionnée non plus par la richesse ou par la beauté (par le pouvoir, disons-le tout net puisque tels sont les attraits essentiels de l'argent et de l'esthétique) mais par la capacité à ne pas emmerder les autres, alors on pourrait faire un pas vers l'anarchisme. Je reconnais que c'est le genre de postulat aussi simple à adopter que celui selon lequel les pizzas poussent sur les arbres. Car la richesse et la beauté fondent la reconnaissance sociale depuis un peu plus de quelques semaines… Je veux dire que ça ne date pas d'hier. Et il est même possible que cela ait l'âge de l'humanité.
N'empêche. Je rêve. Imaginons que l'on reprenne en main l'éducation de nos gosses, qu'on lance un plan national de (re)formation à la tolérance, que la télé s'y mette, allez tiens, que l'on propose de l'argent et des belles filles à ceux qui sauront convaincre le peuple que la valeur essentielle est désormais de ne plus emmerder les autres, plus jamais, pour rien. Et qu'il est tout aussi criminel de se sentir abusivement emmerdé par les autres, qu'il est interdit de chercher des noises ou de supposer outrageusement que l'on nous en cherche. Je parle là d'une société où l'amour-propre de chacun est suffisamment charnu pour ne pas s'arrêter à des détails de pseudo-rivalités mesquines. Je fais un vrai rêve d'anarchiste : j'imagine qu'on cesse de se vouloir du mal, sans obligation aucune de se chercher du bien.
Droits et devoirs (!) de l'anarchiste
Dans ces conditions, à quoi nous obligerait l'anarchisme ? (puisque qu'il n'est pas liberté absolue, vous l'aviez compris : la liberté sans entrave, c'est un rêve de psychotique). L'anarchisme nous obligerait :
1°) A ne rien faire qui perturbe volontairement les autres (principe de non perturbation)
2°) A ne rien faire que tout le monde ne puisse faire en même temps sans perturber l'ensemble (principe de possible cumulation)
La première obligation est déjà presque utopique surtout dans notre société où les valeurs américaines introduisent une dose de paranoïa considérable chez les individus qui confondent l'honneur et la susceptibilité. En gros, il est désormais interdit de toucher à la sensibilité de quiconque. Ce qui restreint sérieusement notre champ d'action.
Quand j'étais un jeune étudiant déconneur, il me souvient un matin de m'être précipité vers un groupe de jeunes étudiantes plus ou moins charmantes en m'exclamant : "Chalut les filles, cha gaze ?" en guise d'apostrophe rigolarde. Alors que je dévisageais mes victimes pour observer l'effet de mon effet (et décider en moi-même laquelle était effectivement la plus charmante) je m'aperçus avec stupeur que l'une d'elles m'était connue pour avoir une particularité bien audible : un très net chuintement dans la parole ! Ma sortie fut plus éblouissante que mon entrée puisque c'est par un "Chalut, che file..." que je leur tournais le dos et comme le dit l'histoire il paraît que je cours encore...
Alors quoi ? Alors on arrête de déconner pour ne fâcher personne ? Puisque l'anarchisme interdit de perturber qui que ce soit, on devient tous pareils, tous conformes, et tout le monde devient beau, tout le monde devient gentil ? On va faire croire aux nains qu'ils sont grands comme les autres, aux aveugles qu'ils voient mieux que nous, aux croyants pratiquants que leur Dieu est la première divinité au top 50 des divinités, aux homosexuels que leurs penchants sont extrêmement courus ?
Quand tout devient politiquement correct (les américains, encore !) la seule façon de ne fâcher personne serait de s'exprimer comme une boite vocale ou un logiciel éducatif. Appuyez sur 1 pour protester, sur 3 pour exprimer votre bonheur, tapez sur á pour quitter... La communication idéale, en quelque sorte, même si je connais des manchots que ce système n'amuserait pas du tout !
Ne pas avoir peur des autres
Toute existence est perturbation de l'existence des autres. Heisenberg l'a démontré pour les atomes. Le seul fait de les observer les énerve. La lumière que l'on projète sur eux au microscope crée une perturbation qui interdit qu'on les étudie tels qu'ils sont. Toute présence, même muette, même ligotée au radiateur est perturbation de son entourage. Plus rien ne m'est pareil si quelqu'un est là, mon envie de me gratter est perturbée, celle de bailler, de chanter, de faire le vide, de réfléchir, etc. Il est donc impossible de ne pas perturber son prochain, à moins de ne pas vivre avec. Ni même à coté. Disons à moins de ne pas vivre du tout.
En réalité le problème est de trouver un moyen de ne pas perturber volontairement les autres. C'est à dire de ne pas perturber si l'on sait que l'on perturbe de façon intolérable. Soit parce que cela est physiquement indéniable : la fumée, le bruit, le rire aux enterrements sont des perturbations objectives. Soit parce que "l'autre" m'informe de la nocivité de mon comportement.
La maîtresse d'école demande aux enfants le métier de leurs parents à l'aide d'une question simple : "Que fait-il, ton Papa ?". Parmi les réponses des enfants, on voit défiler un papa boulanger, un papa ingénieur, un papa policier, et c'est alors qu'un des enfants répond : "- Mon Papa, il est mort".
Très professionnelle, l'institutrice se permet d'insister :"Soit. Mais avant de mourir, que faisait-il ?". Et le petit répond : "Il faisait "Aaarghh..."".
Cette blague ne fait rire qu'à deux conditions : goûter aux joies de l'humour noir, peut-être, mais surtout ne pas avoir perdu son père récemment. Si j'étais en train d'expliquer tout cela à un groupe de visu (ce n'est pas un pays, le visu, c'est une locution latine...) j'abandonnerais immédiatement cet exemple si un cas de décès paternel venait à ma connaissance. Je veux bien déconner, mais pas choquer volontairement. Ce serait ça, pour moi, la première obligation de l'anarchisme. Cette forme de politesse indispensable que l'on appelle le respect.
Mais ce n'est pas si simple. Car en disant cela, je viens de donner un pouvoir inédit dans une société qui justement le refuse. Je veux parler du pouvoir de faire taire l'autre au nom de la non-atteinte à autrui. Et comme je le disais en évoquant la société américaine, prenez n'importe quel paranoïaque procédurier de service et vous êtes sûr que le plus beau chant de Diva ou le plus innocent des rires d'enfants constituera pour lui une agression caractérisée. On peut toujours boucler le système en disant qu'un individu qui se plaint abusivement d'être perturbé par les autres est un individu qui perturbe volontairement les autres. Donc à exclure de la société, et l'affaire est faite. Mais ça n'est pas si simple…
Car de la même façon que l'on ne peut pas rire de tout avec tout le monde, on arrivera difficilement d'un commun accord à distinguer les grincheux qui méritent qu'on les renvoie dans leur caverne de ceux dont les plaintes sont de bonne foi. Sauf si l'on en revient à mon postulat de départ selon lequel absolument personne n'est soupçonnable de faire suer ses contemporains pour le plaisir. Le principe de non perturbation repose, je vous l'accorde, sur une vision de l'Homme un petit peu fragile. Mais bon sang, n'est-il plus possible d'espérer ? Tiens, ça me rappelle la chanson de Raymond Lévesque, que chantaient les québécois qui bercèrent mon enfance :
L'anarchisme, c'est peut-être un truc d'adolescent romantique… Mais on peut croire en l'Homme quel que soit son âge, non ?
Ne pas faire comme si on était seul sur terre...
On se rattrapera de notre impuissance à mettre en œuvre le premier principe anarchiste, en considérant le deuxième : le principe de possible cumulation. C'est un bon vieux principe pédagogique, que j'aurais pu nommer le principe de la gomme (et qui n'est pas un principe à la gomme, ouarf...). Oui, parce que la plupart du temps, dans une classe, ce qui vole d'un élève à l'autre, c'est la gomme. Elle n'est jamais expédiée par méchanceté, non, mais parce "qu'il n'en a pas, M'sieur, alors je peux bien lui prêter la mienne !" Rien à redire, en effet. C'est gentil de prêter ses affaires, alors pourquoi m'y opposerais-je ?
Et bien parce que j'imagine une classe où manqueraient cinq, dix voire vingt gommes et dans laquelle les rares gommes existantes voleraient toutes gentiment d'un élève à l'autre. Dans cette classe-là, malgré, je le répète, toute la sympathie que je conserve aux élèves qui prêtent leur matériel, je sais avec certitude que rien de bon ne se dirait ou ne se ferait. Et que rapidement, ce sympathique envol de gommes enlèverait au cours le peu d'intérêt qu'on lui trouvait jusque là.
Donc on ne pas faire ce que tout le monde ne peut se permettre de faire en même temps. J'ai passé l'essentiel de mes années d'enfance à tenter de comprendre pourquoi chaque chose interdite devait l'être, en trouvant souvent dans le principe de possible cumulation une explication qui va au-delà des interdits adultes qui disent qu'une chose est mauvaise… parce qu'elle est mauvaise.
Faire un gaz, par exemple (je peux dire "péter" sans choquer personne ? merci). Péter, donc, dans un ascenseur plein n'a rien de très grave en soi. Le volume reste suffisamment spacieux, le bruit plutôt sympathique et le trajet est court. Ce sont cinq ou huit personnes qui pètent ensemble qui sera à coup sûr très perturbant. Or, s'il est inconcevable que tout ce monde-là pète en ascenseur, alors chaque personne doit se retenir de le faire. Et attendre pour cela, un moment plus propice, un long couloir vide ou des lieux d'aisance dont c'est quand même une des fonctions principales.
Plus sérieusement, brûler un feu rouge n'a en soi rien de grave pour un conducteur prudent, pris isolément et personne ne se choque que des cas d'urgence autorisent un tel comportement. Mais il est inconcevable que tout le monde se le permette, évidemment. Donc personne ne doit le faire.
Ainsi, l'existence de lois dans une société anarchique ne me perturbe pas, contrairement à ce qu'autorisent les théoriciens de l'anarchisme (enfin, je crois, je vous rappelle que je ne les ai pas lu, ou bien y'a longtemps, ou bien j'ai oublié...). A condition toutefois qu'elles soient l'expression de la volonté commune des individus, donc qu'elles soient votées à une large majorité.
Pas à l'unanimité, puisque celle-ci donne à chacun un pouvoir absolu sur la collectivité (pouvoir que je refuse, anarchisme oblige), pas aux trois-quarts des suffrages exprimés quand les deux tiers se sont abstenus, ce qui en ferait une loi ne satisfaisant que (tic-tac, tic-tac, il vous reste 4 secondes pour trouver... bing !) un quart des électeurs. Et à condition bien sûr que chaque loi repose sur le principe de non perturbation et le principe de possible cumulation.
Enfin, s'il se trouve un moyen d'enfreindre la loi dans une situation donnée sans enfreindre ses principes, alors que l'infraction soit permise. Par exemple, dans notre société, la violence physique sous toutes ses formes est condamnable. Or, il me parait anarchiquement acceptable de tolérer qu'un enfant qui cherche des limites physiques à ses désirs et à ses peurs, que l'adulte qui veut affirmer une virilité, une colère ou une pulsion, puissent connaître une situation d'expression physique de leur violence. J'ai pris cet exemple au risque que certains esprits réducteurs sautent de joie en constatant qu'une fois de plus anarchisme rime avec violence et qu'ils réclament à ce titre sa condamnation ferme et définitive.
Or, si j'ai réglé dès le début le compte aux poseurs de bombes anarchistes, je soutiens que même pour un comportement extrême, considéré comme tel, mais à condition qu'il ait pour fonction d'aider celui qui le subit, et qu'il soit fait dans son intérêt bien compris (dans le meilleur des cas avec son accord explicite) alors je pense que nous sommes libres de juger de la pertinence de nos actes. Et je ne veux aucunement justifier quelques pratiques sado-masochistes ou rétablir l'air de rien une forme de domination perverse, du genre : " on vous enferme, on vous frappe, mais c'est pour votre bien, d'accord ? " Je crois simplement que la force de l'anarchisme est de laisser chacun juge de ce qui est bon pour lui et pour les autres. Ce serait en quelque sorte une forme extrême de l'individualisme, associé à un sens de l'intérêt collectif bien senti.
Et comme j'ai le goût du risque, je veux bien prendre un autre exemple aussi dur à défendre. Le sentiment affectif charnel, la caresse, le baiser sont dans certaines situations sociales parfaitement affichables (dites à votre voisine qui commence à s'énerver que je ne parle pas d'amour libertaire, collectif, ou d'anarchie partouzeuze. Calmons nous). Je veux dire qu'en soi, un coup porté ou une embrassade ne sont ni bons ni mauvais. Ils sont ce que l'on en fait, ils sont ce que l'on considère qu'ils sont, ils peuvent être d'odieux instruments de domination ou l'expression publique de désirs parfaitement assumés et supportables socialement.
Petit garçon, on m'a appris à avoir peur de la violence. Le moindre enfant plus grand que moi m'impressionnait et je pleurais à la seule vue du Christ crucifié, un vrai enfant de chœur (de cœur, pensait même quelque vieille dame qui m'éduqua dans l'amour du petit Jésus). Au-delà de la violence physique sur les autres, c'est même la violence physique sur moi-même qui me faisait horreur et c'est pour cette raison que je garde jusqu'à aujourd'hui une sainte (plus près de toi, mon Dieu) horreur du moindre effort physique.
Je n'ai jamais fait de sport de mon plein gré car comme dit l'autre, ça abîme le corps. Or, vers l'âge de 11-12 ans, un professeur de gym, comme on disait à l'époque (reprise en main par les pédagogues, c'est devenu depuis une quasi-science, et curieusement, cela ne me rend pas cette discipline plus attirante) un prof d'Education Physique et Sportive, donc, a compris le désarroi dans lequel je me trouvais. Et a décidé de mettre ce qu'il fallait de tapes et de coups de pied à celui qui vous parle pour lui faire comprendre que son corps n'est pas en sucre, qu'il a une consistance et qu'il ne résiste pas si mal, y compris à une bonne claque en passant.
La violence qu'il exerça sur moi me fut salutaire. Non pas qu'elle me donna envie de continuer à recevoir des claques, ni même d'en rendre. Je laisse ces pratiques à quelques énervés. Mais elle me fit comprendre mieux qu'en discours que mon corps n'était pas le gros morceau de coton qui plaisait à ma mère. Je ne suis pas en train de souhaiter une bonne guerre pour former le caractère de la jeunesse écervelée. Cet enseignant ne fit que remédier à une défaillance éducative qui m'était personnelle. Il aurait pu, aussi bien, m'apprendre à ne pas faire souffrir mon corps inutilement, si j'avais été comme certains jeunes qui se font payer cher, physiquement, pour quelques angoisses mal réglées. Je veux juste dire que nos actes, même les plus violents, n'ont pas de gravité en soi, s'ils nous servent à quelque chose. Et tant qu'ils ne font de mal à personne…
Et tant qu'ils ne font de mal à personne ! Je répète pour éviter que certains lecteurs effarouchés ou tordus tentent de me faire dire un jour que je justifie la violence. Esprits réduits, vous vous trompez de livre. Que les lecteurs subtils me redonnent la main, la promenade touche à sa fin.
Etre le meilleur juge de ce qui est bon pour soi
Le problème fondamental reste celui de cette autorisation que chaque individu peut se donner dans un système anarchique, et qu'il ne peut pas se donner dans le cadre rigide et inflexible de la loi. La loi est une nécessité, mais c'est une béquille pour handicapés sociaux. C'est un garde-fou pour tous ceux qui ne sont pas sûrs de savoir jusqu'où ne pas aller. C'est de la pommade pour rassurer les esprits faibles qui ne se font pas confiance à eux-mêmes. Et qui doutent par conséquent de tous les autres.
La loi a bien des défauts. Car elle sert des hommes qui ne sont pas à sa hauteur. La loi sert d'arme, la loi protège les malfrats qui l'utilisent, la loi s'impose à ceux qui l'ignorent (et qui sont sensé la connaître ?), la loi a toujours deux poids deux mesures, la loi est toujours interprétée, instrumentalisée, utilisée, récupérée, retournée, violée et négligée.
Mais avec des hommes et femmes tels que nous sommes, si peu sûrs de notre grandeur commune, si dubitatifs sur notre valeur personnelle, alors la loi reste moins pire que l'absence de loi. Et nous devons la respecter tout en l'appréciant à sa juste valeur : car elle seule peut nous préparer à ce jour lointain où l'on saura se passer d'elle.
Ma vie d'anarchiste commencera le jour où les hommes feront ce même constat : si la loi est nécessaire, indubitablement vitale pour notre société, il faut souhaiter que nous soyons un jour capable de nous en passer. En attendant ce jour-là, pour me consoler, j'entretiens mon refus de la règle inflexible, ignorante et grande inquisitrice des passions individuelles. Et c'est dans ce refus que je trouve le goût définitif et absolu de l'anarchisme.