Au palmarès des héros de mon enfance, Zorro a toujours occupé la première place. Loin devant Tarzan, dont les conditions de vie assez précaires me faisaient très moyennement rêver. J'aime le confort, qui n'est pas une idée de droite, ni même de riche, comme on le pense en France. La recherche du confort appartient à tous, dans notre pays développé, au pire est-elle une manie d'intellectuel. Car il n'y a rien à faire : on réfléchit mieux dans le coton que sur les nids de fourmis rouges.
Tout du moins est-ce mon cas. Je n'ai jamais pu écrire ou travailler en extérieur, ce qui est sûrement un hommage à la nature dont l'activité incessante balaie tous mes efforts de concentration. Dans la jungle, j'aurais sans doute été enthousiasmé de découvrir la richesse infinie de la faune et de la flore tropicale et les surprises sans cesse renouvelées qu'elles réservent à l'explorateur néophyte. Mais j'aurais été triste comme un crocodile de ne pouvoir rien écrire ni penser. Pour revenir à Zorro, la demeure de Don Diego de la Vega, ça vous change des cabanes dans les arbres ! Zorro possède une villa cossue, son cheval reste à l'écurie et tout cela me paraît être dans l'ordre des choses…
Au hit-parade des héros, Tintin ne me faisait pas rêver. Trop simple, trop lisse, pas assez séduisant ou pas assez séducteur. Goldorak combattait un ennemi trop improbable. Astérix était sympa, mais trop peu politisé. Qu'est-ce que c'est que ce héros qui ne profite jamais de sa force surhumaine pour libérer le reste de la Gaule occupée ! Posséder une telle force et s'en servir juste pour se moquer de Jules, c'est du talent gâché…
Tant qu'à admirer un costaud, je préférais Superman, défenseur de l'humanité (c'est-à-dire principalement des USA, soyons honnête…). Sauf que lui, dans son genre, et contrairement à Astérix, n'était pas un bon vivant, un gai-luron. Superman, c'est quand même trop un premier de la classe, sans un gramme d'insolence. Parmi ses cousins, je lui préférais largement Spiderman, un bavard impénitent. Cet homme-araignée possédait des pouvoirs assez inédits, comme grimper aux murs et aux plafonds par simple adhérence ou lancer des toiles majestueuses qui sortaient comme par magie de ses poignets. Quant à son costume, il mettait bien en évidence sa musculature de super-héros.
Sauf que c'était là le problème : les muscles saillants. Jamais un accoutrement de Spiderman ne m'aurait permis d'impressionner qui que ce soit. Car mon organe le plus musclé est depuis longtemps (et quoi qu'on en pense) mon cerveau ! En revanche, le costume de Zorro était majestueux en soi (et en soie, ce qui nous sortait un peu du coton de chez Petit Bateau). Le seul personnage à être aussi impressionnant, à partager cet esprit noctambule et à se trimballer la même cape, c'était Dracula. Mais pour le cou(p), c'était sa chasse incessante aux demoiselles qui me faisait m'en méfier. Et à l'époque, les odieux engins de redressements bucco-dentaires que les dentistes m'infligeaient avec la complicité résignée de mes parents m'empêchaient d'exhiber la moindre canine blanche et acérée.
Non, décidément, Zorro avait tout bon. La cape, j'en ai parlé, permettait des effets faciles. L'épée longue et fine affirmait une puissance dont le moindre psychanalyste débutant vous expliquera la symbolique en se retenant de pouffer de rire. Les bottes et le costume noir, c'était simple mais efficace. Et c'était extrêmement d'avant-garde, quand on voit comment les élites branchées du show-business s'habillent désormais. J'ai la nette impression, en voyant tous ces messieurs s'afficher en noir, de n'avoir pas été le seul petit garçon à fantasmer sur Zorro…
Il y avait le masque et le chapeau aussi. Le chapeau lui donnait un coté cow-boy, et le masque permettait de cacher ce que j'estimais alors ne pas mériter une exposition publique trop prolongée : ma sale gueule. Depuis, la femme de ma vie m'a convaincue qu'il n'y a pas tout à jeter, ce qui explique en partie pourquoi j'ai délaissé l'envie du costume pour le culte de l'esprit du justicier.
Parce qu'au fond, chez Zorro, c'est le geste qui me plaît. Le geste du riche qui défend les pauvres. Un peu comme Robin des bois. Un héros que j'aimais bien, Robin, mais que gâchait la présence à ses cotés de deux personnages importants: Petit jean et Messire Jean l'usurpateur. Deux Jean qui m'imposaient leur homonymie et réduisaient très nettement mes possibilités de transfert sur le héros. Etre le second, même costaud, ou le méchant, même marrant, n'était pas dans mes projets. Exit donc Robin.
Non, vraiment, Zorro était le héros idéal. Zorro me permettait de déculpabiliser de mon milieu. Non que je fus extrêmement riche. Mais quand même… Bien plus que bon nombre de mes copains. A lui seul, mon père a toujours gagné l'équivalent d'un SMIC par tête de pipe (nous étions six en tout). Ce qui ne nous mettait pas dans le besoin. Et savoir que certains enfants n'avaient pas ma chance avait le don de m'irriter, bien avant que ne m'énerve le fait que d'autres possèdent beaucoup plus que moi… Je n'ai jamais compris pourquoi, pour quelle raison rationnelle, au nom de quel principe économique ou philosophique chacun ne pourrait pas disposer du même degré de confort et d'aisance. Je ne le comprendrai sans doute jamais, et avoir étudié les grands principes de la science économique et les théories afférentes ne m'est d'aucun secours, tant il est vrai que l'économie se fout de la morale.
La morale, je la recherchais du coté de la justice sociale, de la soif d'égalité. Ce qui veut dire, puisque j'étais déjà du bon coté des inégalités sociales, que j'avais la volonté d'améliorer la situation de ceux qui n'ont pas eu cette chance-là. Voilà l'idéal que me proposait Zorro. Il se trouve que cet idéal reproduisait assez identiquement celui de mon père, qui admira (à un âge plus avancé, certes, mais cela ne change rien) un autre héros en noir, vêtu d'une cape et d'un chapeau: Henri Grouès, plus connu sous son nom de justicier, l'Abbé Pierre !
En l'occurrence, nos deux modèles (à moi le justicier masqué, à Papa le curé fort en gueule) se rejoignaient dans la modestie. A l'humilité chrétienne de l'Abbé répondait l'anonymat de Zorro. Don Diego ne recueillait jamais les louanges de ceux qu'il aidait, pour la bonne raison que le seul à connaître sa double identité était son fidèle serviteur Bernardo et que celui-ci était muet ! Les actes de Zorro sont donc gratuits, effectués dans le calme des nuits sans lune et pour le seul souci de faire le bien.
Dans "Le Masque de Zorro ", production hollywoodienne avec Antonio Banderas et Antony Hopkins dans le rôle-titre, l'esprit du personnage est honteusement trahi. On le voit agir, contre toute vraisemblance, par désir de vengeance personnelle. Quel sacrilège ! Ils ont osé faire d'un héros désintéressé un adepte de l'autodéfense sponsorisé par tous les armuriers du pays. Leur Zorro n'est plus qu'un Zorro du XXIème siècle, purement individualiste. Un gros connard de mercenaire mégalo. Un inutile.
Le Zorro de mon temps, le vrai Zorro, le bon Zorro, s'attaque aux puissants (le gouverneur Esperança) et aux forts (le sergent Garcia). Zorro est un noble qui agit avec noblesse, au sens le plus vertueux de ce qualificatif. Zorro est mon héros.
N'empêche que cet aveu que je fais ne peut se soustraire à deux réflexions. Il s'agit d'un constat et d'une interrogation.
Le constat est celui de l'analogie évidente que je fais entre Zorro et l'Etat interventionniste, que l'on a longtemps dénommé Etat-Providence pour sa capacité, tel une divinité, à assurer le bonheur des citoyens malgré eux. Zorro est l'expression de la justice sociale telle que je peux l'idéaliser : discrète, loyale et efficace.
Avec cette énorme, colossale différence qui est que l'Etat s'exprime à travers les actions de milliers de fonctionnaires, de décisions prises à tous les niveaux de la hiérarchie administrative par des individus dont aucun n'est Zorro à lui seul, mais dont chacun devrait avoir le même esprit : celui d'être toujours et avant toute chose au service de ceux qu'il sert. Cela creuse un fossé terrible entre le héros de mon enfance et cette énorme machine qui n'a pas souvent la grâce d'un agile cavalier maîtrisant le galop de sa monture.
Cependant, l'Etat, à mes yeux, n'en a que plus de mérite d'arriver à satisfaire les besoins du peuple et à imposer un niveau de confort dont peu de pays disposent encore. Car il y parvient plus souvent qu'on ne le dit : ceux qui le critiquent le plus n'en sont évidemment pas les premiers bénéficiaires, et cela les rend jaloux. Or, il n'existe pas de pires aigris que ceux qui sont jaloux des pauvres… En ce qui me concerne, j'ai pour l'Etat les yeux qu'un petit garçon porte sur Zorro : en cas de coup dur, je dois pouvoir compter sur lui !
A coté de ce constat, l'interrogation que suscite en moi l'évocation de Zorro est plus délicate à formuler. Car elle me met directement en cause. Pourquoi n'ai-je pas choisi un héros issu du peuple ? Pourquoi faut-il que ce soit le riche privilégié qui s'octroie, par-dessus le marché, les mérites de l'action humanitaire ? (la question se pose en termes équivalents pour l'Abbé Pierre issu d'une bonne famille de la bourgeoisie lyonnaise).
Eluder trop facilement cette question me disqualifierait définitivement en réduisant ma motivation politique à des mobiles purement égocentriques. Certes, mon ego trouve largement son compte dans l'action politique. Mais cela n'explique pas tout. Mon admiration pour Zorro ne doit pas servir qu'à me déculpabiliser d'être issu des classes supérieures en mettant mes idées au service des gens moins privilégiés que moi. Il est vrai qu'un bourgeois sera toujours suspect de vouloir le bien des pauvres. Mais je dois me poser la question : pourquoi suis-je de gauche ? Pour défendre les exclus, les précaires, les travailleurs, les exploités, les sans-pouvoir ? Ou pour moi, pour ma bonne conscience et pour régler le solde d'une éducation catholique qui m'a fait lourdement culpabiliser de ma non- appartenance au royaume des plus démunis?
Je pourrais toujours dire que ce n'est pas du peuple que furent issus Marx, Jaurès, Blum ou Rocard. Oui, Michel Rocard. On en pense ce qu'on veut, mais selon moi, la seule personnalité de gauche qui a permis concrètement quelques avancées sociales depuis 20 ans est Michel Rocard. Ce qui n'en fait une personnalité de gauche que par défaut des autres. Et cela n'empêche pas que son charme est loin de valoir celui du renard rusé. Le seul renard vraiment rusé que l'on ait connu en politique, c'était Mitterrand. Mais je n'ai pour celui-là aucune sorte d'admiration.
Je pourrais également avancer qu'une position sociale un peu privilégiée est une condition nécessaire pour accéder rapidement à la culture savante qui ouvre les portes de la scène publique et du pouvoir. Mais cela n'expliquerait pas pourquoi, de tous les héros de mon enfance, mon préféré n'était pas un pauvre à l'action glorieuse. Quelqu'un comme… Comme qui ?
Comme personne. Car il faut admettre que le peuple, qui fait les héros, les choisit comme il rêve d'être : humble et bourgeois. Je peux donc le déplorer et souhaiter que les pauvres s'inventent des héros de leur milieu. Je pourrais aller jusqu'à valoriser les conditions de vies précaires et soutenir qu'elles grandissent tout aussi bien les hommes que peut le faire l'éducation dans la ouate, le pognon et les encyclopédies. Je pourrais le dire et le refuser pour moi-même (qui adore, la ouate, etc.). Ce qui serait plus méprisant encore qu'un discours qui affirme que je souhaite me battre pour que tout le monde puisse profiter des bienfaits du confort matériel et intellectuel.
Je souhaite au peuple de goûter durablement au train de vie dont jouissent les classes dominantes. Et tant pis si je passe en disant cela pour un affreux dominocentriste (c'est comme cela que les sociologues désignent la façon dont la classe dominante considère ses propres valeurs et son mode de vie comme éminemment supérieurs).
Cette deuxième attitude, avec ce qu'elle a d'inconfortable, vaut toujours mieux que la dernière position possible, celle qui vise à considérer que chacun et chaque milieu n'a que ce qu'il mérite : ses héros, son absence de héros, sa culture ou sa sous-culture, sa misère ou sa grandeur. Car personne ne mérite ce qu'on ne lui a pas donné. Et c'est pour cela que je voudrais me battre aujourd'hui. Pour qu'en famille, à l'école, entre amis ou en meeting politique, ma force de conviction serve avant toute chose à faire avancer l'égalité et la fraternité.
En toute liberté de pensée.
Et d'action, bien sûr.
" Un cavalier, qui surgit hors de la nuit… "
Saint-Herblain, Août 2001page précédente accueil